La caresse des arbres |
Un petit extrait :
" La
coque, avalée par la vase, s’enfonce au fil des années. Les crues
lissent, dépersonnalisent pour en gommer l’origine humaine. La
forêt qui y pousse, prends de l’ampleur, étend ses ramures
au-dessus du courant, pousse ses racines jusqu’à en arracher les
planches de bordé. Celle que j’avais découverte voilà vingt-ans
lors de ma descente de l’Adour, s’efface puis se renouvelle de la
terre qui la nourrit. Bientôt, l’Adour comptera une nouvelle île.
Cette
rencontre m’a incité à m’intéresser aux vestiges
d’embarcation, passant beaucoup de temps sur mon canoë explorant
les affluents ou sous les eaux parfois turbides du fleuve à tenter
de retrouver les squelettes de bois d’une époque révolue. La
forêt est toujours présente dans mon esprit, en partant à la
recherche de ces arbres couchés par l’homme pour devenir des
moyens de transport fluviaux. Je crois même pouvoir dire que les
embarcations qui me touchent le plus, sont ces rares « pirogues »
que l’on appelle localement chalands monoxyles. Fascination pour
ces fûts de chêne aux proportions suffisamment homogènes pour y
creuser une barque capable de porter hommes et marchandises.
Aujourd’hui, on ne trouve plus guère de chênes vénérables
capables d’accueillir le corps d’une embarcation, abattus trop
tôt pour devenir géants des Barthes. J’aime à découvrir ces
épaves, les ausculter, les dessiner, et tenter de redécouvrir leurs
fonctions premières, leur nom, leur propriétaire des siècles
passés… Souvent, les épaves ne sont plus que débris, la coque
démantelée par le temps et le courant se retrouve essaimée sur des
centaines de mètres en aval. Parfois une découverte fascinante
survient qui nous plonge plus profondément encore dans les méandres
de l’Histoire.
Ce
jour-là, nous sommes six à ausculter une plage de sable dévoilée
à marée basse. Un peu plus bas, la carcasse d’un couralin achève
de s’ouvrir comme un fruit trop mur. Il n’en restera rien après
une dizaine de saisons accompagnées de ses crues hivernales.
Philippe, bloc de plongée sur le dos, ausculte le lit du fleuve à
tâtons, Jean-Jacques et Julien scrutent le sable à la recherche du
moindre vestige apparent. Patrick, quant à lui, son éternel bâton
à la main, furète à la lisière de l’eau qui s’échappe au fil
de la marée. Ces recherches archéologiques sont bien entendu liées
à ma passion pour l’Histoire, mais plus encore, au cadre naturel
qui m’entoure. L’Adour est un fleuve majestueux, profondément
sauvage, sans demi-mesure, lorsque l’on quitte l’urbanisation
riveraine : ses Barthes indomptées, zones inondables à la
faune et la flore d’une richesse qui touche à la magie. Ses rives
à la végétation dense, voile protecteur. Ses secrets divulgués à
chaque coude. J’ai plaisir à m’y plonger, même si pour
certains, l’eau, chargée de particules en suspension et à la
qualité douteuse, n’invite pas au corps à corps. Je savoure
toujours avec délice ce que l’Adour peut m’offrir, la tombée du
jour et l’éveil de la vie sauvage, bruissements, appels stridents,
plongeons, clapots... L’onde qui ouvre la peau du fleuve lorsqu’un
poisson en goûte la surface. L’Adour invite à la rêverie, la
nonchalance, l’Adour aide à l’introspection.
Patrick
me hèle de sa voix qui porte, je le vois s’agiter au loin avec de
grands mouvements de bras. Patrick est un homme du fleuve, né sur
ses rives, il y passera sa vie entière, curieux de tout, avec ce
plaisir intarissable de la découverte d’un enfant de soixante ans.
L’Adour pour lui, rime avec Amour, et il aime en parler, le
partager tantôt avec passion, tantôt avec malice, mais toujours
avec générosité. En m’approchant de lui je devine dans ses yeux
une lueur d’exaltation, il me montre du doigt une section de bois
qui affleure la surface de la plage de graviers. Non pas une branche,
mais une planche percée de petits trous circulaires de la taille
d’un doigt. Sous nos mains, nous sentons la planche se prolonger
sur des mètres… Epave, le mot est lancé. Nous reviendrons une
fois les autorisations administratives en main pour mettre au jour
cette mystérieuse relique. Ce jour nous l’attendons avec une
impatience que nous peinons à dissimuler".
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire